Un pas de plus dans la centralisation autoritaire du pouvoir en Tunisie. Mercredi 21 mai, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a adopté, à la quasi-unanimité, une réforme radicale du Code du travail interdisant les contrats à durée déterminée (CDD) ainsi que les contrats de sous-traitance. Une mesure emblématique du président Kaïs Saied, qui affirme vouloir en finir avec la précarité de l’emploi mais qui, pour de nombreux observateurs, marque surtout un nouveau durcissement du régime.
Adoptée par 121 députés sur 151, sans aucune voix contre, la réforme impose la conversion immédiate de tous les CDD existants en contrats à durée indéterminée (CDI). Une période d’essai de six mois, renouvelable une seule fois, est prévue. Quant aux employeurs qui ne s’y conformeraient pas, ils s’exposent à de lourdes sanctions : jusqu’à 10.000 dinars (environ 3.000 euros) d’amende et six mois de prison.
Présentée comme un progrès social, la réforme masque mal, selon ses détracteurs, une volonté de contrôle accru sur les rouages économiques du pays. « Cette loi vise à garantir la dignité humaine et le droit de tout citoyen à travailler dans des conditions décentes », a affirmé le président du Parlement, Brahim Bouderbala, fidèle soutien de Kaïs Saied. Mais pour nombre d’experts, il s’agit surtout d’une nouvelle illustration de la gouvernance verticale et unilatérale imposée par le chef de l’État depuis son coup de force constitutionnel de juillet 2021.
La réforme touche de plein fouet deux piliers du marché du travail tunisien : les services, qui emploient près de 50 % de la population active, et l’industrie manufacturière – notamment l’automobile, l’aéronautique ou encore le textile – qui repose en grande partie sur des chaînes de sous-traitance souvent financées par des capitaux étrangers. Dès l’entrée en vigueur de la loi, les entreprises de sécurité, de ménage ou de jardinage devront embaucher directement leurs salariés en CDI, au lieu de recourir à des sous-traitants.
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Une réforme en décalage avec la réalité économique
Dans un contexte marqué par une croissance atone – 1,4 % en 2024, après 0,4 % en 2023 – et un chômage massif (16 %, avec des pics à près de 40 % chez les jeunes), la réforme soulève de sérieuses inquiétudes. La Banque mondiale, qui a revu à la baisse sa prévision de croissance pour 2025 à 1,9 %, souligne les fragilités structurelles de l’économie tunisienne : inflation galopante, fuite des capitaux, déficit commercial chronique. À cela s’ajoute une paralysie persistante dans les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI), que Kaïs Saied refuse d’engager sur des bases transparentes.
Dans ce contexte, l’interdiction des CDD et de la sous-traitance apparaît comme une mesure à contre-courant. « En rigidifiant le marché de l’emploi, on dissuade l’investissement privé, on aggrave le coût du travail, et on compromet les chances d’intégration des jeunes dans le monde professionnel », alerte un économiste tunisien, qui a requis l’anonymat.
Depuis deux ans, Kaïs Saied gouverne par décrets, après avoir suspendu le Parlement, modifié la Constitution et écarté les partis politiques. La réforme du Code du travail s’inscrit dans une série de décisions prises sans concertation avec les partenaires sociaux ou les représentants du secteur privé.
Pour les syndicats, le message est ambivalent : si certains saluent une avancée contre la précarité, beaucoup regrettent l’absence de dialogue. Du côté des entrepreneurs, l’inquiétude est palpable. Plusieurs groupes étrangers, notamment dans l’industrie, envisagent déjà de revoir leurs implantations. « Cette loi est idéologique avant d’être économique », estime un chef d’entreprise opérant dans la zone industrielle de Sfax.
En étendant encore un peu plus le contrôle de l’État sur les relations de travail, Kaïs Saied confirme sa volonté d’imposer un modèle politique vertical, où les institutions servent un pouvoir solitaire. La lutte contre la précarité apparaît ainsi comme un prétexte commode à une nouvelle manœuvre autoritaire.