Longtemps dominé par son pétrole, le Nigeria semble déterminé à écrire un nouveau chapitre de son histoire énergétique. Sous l’impulsion de l’initiative « Decade of Gas », lancée en 2021 par le président Muhammadu Buhari et prolongée par l’actuel président Bola Tinubu, le pays veut s’affirmer comme la locomotive gazière de l’Afrique. Une ambition qui s’appuie sur des réserves colossales – plus de 210 000 milliards de pieds cubes de gaz prouvés –, mais qui se heurte à des obstacles structurels et sécuritaires. Ces enjeux ont été minutieusement analysés par Loubna Eddallal, chercheuse au département des relations internationales du Policy Center for the New South, dans un Policy Brief publié en mai 2025.
Comme le souligne Loubna Eddallal, « cette réorientation vers le gaz constitue une réponse à la dépendance excessive au pétrole qui a piégé le Nigeria dans un cycle de vulnérabilité économique et de conflits sociaux ».
Avec le pétrole représentant encore près de 70 % des exportations nationales et la moitié des recettes budgétaires, la diversification apparaît urgente. Le gaz, à la fois ressource abondante et combustible de transition moins émissif que le charbon ou le pétrole, se présente comme l’outil idoine pour amorcer cette transformation.
Lire aussi : Afrique du Sud : Un Livre blanc sur la migration de main-d’œuvre pour lutter contre le chômage
La mise en œuvre du programme « From Gas to Prosperity: Renewed Hope » incarne cette volonté de changement. Selon les données compilées dans le Policy Brief, vingt projets stratégiques de gaz ont été identifiés, visant à injecter 4,6 milliards de pieds cubes par jour dans l’économie domestique et les industries gazières d’ici 2030. Cette ambition s’accompagne d’initiatives phares, comme la création d’infrastructures de compression de gaz naturel (CNG), à travers le programme Pi-CNG, qui entend convertir un million de véhicules d’ici 2027.
Si l’essor du gaz promet de réduire la dépendance au pétrole, la chercheuse du Policy Center for the New South met en lumière la fragilité des infrastructures gazières nigérianes. « Malgré l’ampleur des réserves, la production réelle de gaz plafonne à 8 milliards de pieds cubes par jour, dont seulement 3 exportés sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL) », observe Loubna Eddallal. Le pays reste encore le huitième plus gros pollueur mondial par torchage, un signe persistant du gaspillage de cette ressource.
Pour y remédier, des projets phares ont été lancés, dont l’extension de l’usine Nigeria LNG sur l’île de Bonny, avec un septième train de liquéfaction visant à porter la capacité annuelle de 22 à 30 millions de tonnes. Le Nigeria s’est aussi lancé dans l’aventure des unités flottantes de liquéfaction (FLNG), en partenariat avec Golar LNG, pour sécuriser ses exportations et contourner les risques d’attaques dans le Delta du Niger.
Les pipelines de la diplomatie régionale
La nouvelle stratégie énergétique nigériane ne se limite pas aux frontières nationales. Le Policy Brief de Loubna Eddallal insiste sur l’importance géopolitique des projets transfrontaliers, qui dessinent les contours d’une diplomatie régionale du gaz. Le Nigeria mise sur le West African Gas Pipeline (WAGP), reliant déjà le pays au Bénin, au Togo et au Ghana. Mais c’est surtout le mégaprojet de gazoduc Nigeria-Maroc, ou African Atlantic Gas Pipeline, qui incarne l’ambition continentale.
D’une capacité de 30 milliards de mètres cubes par an, ce gazoduc – qui s’étendra jusqu’à l’Europe via le Maroc et l’Espagne – est présenté par Loubna Eddallal comme « la clé d’une intégration énergétique inédite en Afrique de l’Ouest, au service de l’industrialisation régionale et de la transition énergétique ». Il devrait alimenter non seulement 12 pays d’Afrique atlantique, mais aussi les États sahéliens comme le Mali, le Niger et le Burkina Faso.
Pour autant, le tableau brossé par la chercheuse du Policy Center for the New South n’ignore pas les difficultés qui entravent cette ambition. Les sabotages récurrents de pipelines dans le Delta du Niger, la faiblesse des capacités locales de transformation industrielle et l’instabilité des politiques énergétiques sont autant de freins identifiés dans l’étude. En 2024, le Nigeria a encore perdu près de 300 000 barils de pétrole par jour à cause du vandalisme, et ses exportations de GNL restent limitées à la moitié des capacités théoriques.
Malgré ces entraves, les efforts du Nigeria pour sécuriser ses infrastructures – destruction de raffineries illégales, contrats de surveillance privée – ont permis une baisse des fuites et un recul de 49 % des marées noires par rapport à 2023.
Au-delà des enjeux économiques, Loubna Eddallal anticipe un rôle de « pivot énergétique » pour le Nigeria. « À travers le gaz, le pays s’impose comme un partenaire clé pour accompagner la transition énergétique des économies africaines, encore largement tributaires des énergies fossiles lourdes », écrit-elle. Le Nigeria entend ainsi devenir un « hub » gazier qui alimentera les industries extractives, la pétrochimie, les cimenteries et l’électrification des zones les plus pauvres du continent.
L’initiative « Decade of Gas » coïncide enfin avec les engagements climatiques de l’Afrique, qui aspire à la neutralité carbone d’ici 2060. Si le Nigeria parvient à surmonter ses vulnérabilités internes, il pourrait non seulement réduire sa dépendance au pétrole, mais aussi contribuer à la sécurité énergétique et au développement durable du continent.