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Intelligence Artificielle : Le pari africain pour un futur souverain

Il est des instants où l’histoire ne frappe pas à la porte, elle enfonce la porte. L’Afrique en est là. Oui, nous avons raté la première révolution industrielle. La machine à vapeur n’a pas réchauffé nos terres. La deuxième, celle de l’électricité et des rails, nous a laissés sur le quai, spectateurs impuissants de notre propre histoire.

La troisième, celle d’Internet, nous est passée sous le nez, imposée sans que nous ayons réellement voix au chapitre. Aujourd’hui, à l’aube de la quatrième révolution industrielle, celle de l’intelligence artificielle, nous n’avons plus le droit de rester spectateurs. Elle est notre rendez-vous avec le destin. Manquer ce virage, c’est accepter de disparaître, consentir à l’effacement numérique, à l’effacement tout court. Car cette fois, le risque est existentiel et les chiffres sont implacables : moins de 3% des publications scientifiques mondiales sur l’IA proviennent d’Afrique. Moins de 3%… Un chiffre qui claque comme un rappel à l’ordre. Pire encore, près de 60% des données générées sur notre continent sont hébergées à l’étranger, stockées hors de nos frontières, principalement dans des data centers contrôlés par les géants du numérique américain, chinois, européen qui ne partagent ni nos priorités, ni nos valeurs. Nos données sont exportées, siphonnées. Pendant ce temps, sur notre sol, seuls cinq pays africains sur 54 ont adopté une stratégie nationale en matière d’intelligence artificielle. Cinq sur 54… Et le reste ? Silence. Absence de vision. Dépendance programmée.

Nos réalités, nos savoirs, nos usages deviennent des produits bruts, aspirés, raffinés ailleurs, monétisés par d’autres. Nous devenons des fournisseurs de matière première numérique, captifs dans une économie où nous ne fixons ni les prix, ni les règles du jeu. Ces chiffres sont un signal d’alarme. Si nous restons immobiles, nous serons réduits au rôle de simples consommateurs d’une technologie pensée ailleurs, programmée selon des logiques qui ne sont pas les nôtres, qui nous échappent, et qui, demain, pourrait décider de nos vies sans même parler nos langues ni comprendre nos réalités. Nos cultures, nos économies informelles, nos identités risquent de disparaître des algorithmes qui façonneront l’avenir.

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Et pourtant, l’Afrique n’est pas un désert numérique. Elle est une terre de potentiel, une effervescence brute. 60% de la population a moins de 25 ans. Une force vive, une sève créative qui bouillonne dans les rues de Lagos, dans les hubs de Kigali, dans les médinas de Marrakech. C’est cette jeunesse qui code des applications pour contourner le chômage. Qui invente des solutions pour irriguer les champs autrement. Qui fabrique des drones avec des pièces recyclées. Qui monte des plateformes de e-commerce sur WhatsApp faute de pouvoir intégrer Amazon. L’Afrique est une terre d’opportunités, un laboratoire d’idées, une forge de talents. Nous n’avons pas besoin d’imiter. Nous devons oser inventer. Forger un modèle d’intelligence artificielle qui nous ressemble, qui épouse nos langues, qui raconte nos histoires, qui résout nos problèmes à nous : l’agriculture intelligente pour nos terres arides, la santé connectée pour nos villages isolés, l’éducation numérique pour nos enfants qui n’ont pas de manuels mais qui ont des smartphones.

Prenons l’exemple du Rwanda, qui a osé rêver grand : le pays est devenu le premier à livrer des poches de sang par drone grâce à Zipline, combinant l’IA prédictive et la logistique automatisée. Au Nigeria, Flutterwave, la licorne fintech africaine, a révolutionné les paiements numériques, en bâtissant un écosystème conçu pour répondre aux besoins réels des Africains. Au Ghana, des chercheurs développent des solutions d’IA pour diagnostiquer plus rapidement des maladies comme la tuberculose ou le cancer, dans des zones où les médecins spécialistes sont rares.

Mais ce sont encore des îlots. Des étoiles isolées dans un ciel immense. Il nous faut une constellation. Un réseau d’excellence, de collaboration, de mutualisation. L’intelligence artificielle n’est pas un outil neutre, un simple gadget de luxe pour les pays du Nord. Non. C’est un levier de puissance, un instrument de pouvoir, une arme de souveraineté. Et cette révolution, silencieuse mais implacable, est déjà en marche. Ceux qui la maîtrisent façonneront le monde. Ceux qui restent à la traîne seront programmés, marginalisés, effacés. Car l’IA, contrairement aux révolutions passées, n’est pas qu’une affaire de logiciels ou de lignes de code. Elle est d’abord et avant tout une affaire de pouvoir. De pouvoir sur nos données, sur nos cultures, sur nos valeurs, sur nos décisions, sur nos vies. Qui détient les données contrôle l’avenir. Qui écrit les algorithmes dicte les règles du jeu. Si nous laissons les autres modéliser nos comportements, choisir ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, nous serons demain des passagers clandestins de l’histoire numérique, des consommateurs muets d’un progrès qui ne nous appartiendra pas.

Nos langues, nos contes, nos savoir-faire, nos danses, nos recettes, nos sagesses ancestrales – tout cela risque de disparaître dans des bases de données qui ne retiendront que ce qui leur est utile. Mais nous avons encore le choix. Le choix de bâtir des centres de recherche panafricains, de mutualiser nos données dans le respect de nos identités, de créer des intelligences artificielles qui parlent en wolof, en haoussa, en peul, en amharique, en swahili. Le choix de former nos jeunes aux métiers du futur, d’éduquer des générations capables de penser des algorithmes éthiques, inclusifs, justes. Le choix d’élaborer une diplomatie numérique panafricaine qui défend nos droits sur la scène mondiale, dans les forums où se dessinent les règles de l’IA (comme l’UNESCO ou l’ONU).

Le choix d’imaginer des solutions technologiques qui répondent à nos réalités : un assistant vocal qui guide un agriculteur sur les meilleures périodes de semis, qui conseille un pêcheur sur la météo et les marées, un chatbot qui oriente une femme enceinte vers le centre de santé le plus proche, Un algorithme qui analyse les flux migratoires internes pour aider les municipalités à anticiper l’urbanisation, ou qui valorise l’artisanat africain en le racontant. C’est cela, l’IA que nous devons construire. Une IA enracinée dans nos terres, dans nos voix, dans nos besoins. Pas une IA importée, qui écrase nos spécificités.

Le Maroc a un rôle à jouer. Avec ses avancées dans les énergies renouvelables, dans la fintech et dans l’agritech, le Royaume peut être ce catalyseur, ce laboratoire qui montre que c’est possible. Mais ce combat n’a pas de frontières. Il est continental, il est civilisationnel, il est vital, il est existentiel. Il nous faut un pacte africain pour l’intelligence artificielle : un pacte qui défende nos langues, nos cultures, nos droits, nos données. Un pacte qui fasse de l’IA un levier pour résoudre nos défis – santé, éducation, agriculture, entrepreneuriat. Un pacte qui nous redonne la maîtrise de nos vies, de nos destins. L’Afrique a toujours été perçue comme un marché. Il est temps qu’elle devienne un acteur. L’enjeu n’est pas seulement de consommer l’IA. C’est de la penser, de la créer, de la maîtriser. Car si nous ne forgeons pas nous-mêmes nos propres solutions, d’autres le feront à notre place. Et alors, nous serons codés selon des logiques qui ne sont pas les nôtres. Nos enfants apprendront peut-être à dire « OK Google » avant de savoir dire « bonjour » dans leur langue maternelle. Nos récits, nos histoires, nos proverbes seront absents des corpus d’entraînement qui façonneront les IA du futur. Et quand l’IA triera les candidats pour un emploi, octroiera un crédit, ou conseillera un traitement médical, ce ne seront pas nos réalités qui seront prises en compte.

L’Afrique n’a jamais eu autant à perdre – ni autant à gagner. L’IA peut être notre alliée ou notre nouvelle dépendance. L’enjeu est simple : façonner ou être façonné, Programmer ou être programmé. Exister ou disparaître. Subir ou inventer. Le choix est entre nos mains. Le temps de l’attente est révolu. Le futur ne se subit pas. Il se code. Il s’écrit. Maintenant. Ensemble.

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