Dette africaine : réfléchir à son propre modèle de développement

Afrique

Par Pr. Michel RUIMY : ESCP Europe et Sciences PO Paris

Le séisme planétaire actuel risque d’emporter les plus faibles. Ceci est vrai des êtres humains, des entreprises, mais aussi des États, notamment africains dont les préjudices économique, sanitaire et social risquent d’être considérablesi. Déjà, les flux d’investissements se sont réduits comme une peau de chagrin et le prix des matières premières a fortement chuté. Le nombre de pays considérés à «haut risque» s’est ainsi accru et la crise sanitaire les a approchés du précipice.

Face à cette situation, le G20 – où siège la Chine, l’un des principaux et des plus intransigeants créanciers de l’Afrique – a opté pour une suspension partielle du service de la dette pour les pays africains à bas revenus (14 milliards USD sur un total de 32 milliards). Il a privilégié la suspension du service de la dette à l’annulation de la dette au motif qu’elle était plus immédiate. La durée de cette décision a été toutefois réduite à son strict minimum (fin 2020), le remboursement des intérêts étant échelonné sur trois ans, moyennant un léger surcoût pour compenser ce retard.

Bien que cette suspension provisoire du service de la dette soit une grande avancée diplomatique – c’est la première fois depuis des décennies que des pays du Club de Paris et d’autres décident ensemble d’une telle mesure -, ce montant est une goutte d’eau dans l’océan des besoins des pays africains. Une étude de la CNUCED, publiée fin mars, estime les besoins des pays du Sud à 2 500 milliards de dollars. L’Union africaine (UA), quant à elle, a calculé que le continent aurait besoin au minimum de 200 milliards de dollars pour faire face à la pandémie du coronavirus et à ses conséquences. Le montant concerné par le moratoire ne représente que 7 % des besoins! La réponse du G20 est donc dérisoire et loin d’être à la hauteur de la situation.

À circonstances exceptionnelles, décisions exceptionnelles

Dans les circonstances exceptionnelles actuelles, le moratoire, quelle que soit sa durée, n’est pas la solution appropriée car le remboursement différé est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des États africains. À circonstances exceptionnelles, il faut des décisions exceptionnelles. Dans le cas présent, seule l’annulation de la dette publique de l’Afrique représenterait une réponse à la hauteur des énormes défis auxquels le continent est confronté.

La grande majorité des pays africains ont connu, ces dix dernières années, une croissance rapide, attirant de nouveaux créanciers publics (Chine, Inde, Brésil…) mais également privés qui jusqu’alors boudaient la dette publique de ces pays, échaudés par la grande crise d’endettement du début des années 1980 et les épisodes de défaut partiel. Le montant total de la dette publique des États d’Afrique subsaharienne, qui a doublé en 10 ans, s’élève aujourd’hui à 365 milliards de dollars avec toutefois de grandes différences d’un pays à l’autre. Sur ce montant, 145 milliards sont dus à la Chine, et près de la moitié à des créanciers privés étrangers en particulier, aux acteurs du shadow banking comme BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs au monde. Une dette complexe bien compliquée à annuler. Seule une procédure incluant l’ensemble des créanciers pourrait réellement desserrer l’étau sur les pays africains.

Ceci suppose que Pékin sorte de l’opacité de ses relations financières avec le continent, où sa prétendue «générosité» se traduit massivement par des prêts. Alors que le président Xi Jinping revendique pour son pays un statut de grande puissance, il est temps pour lui d’assumer ses responsabilités à l’égard de l’Afrique. Si la Chine veut consolider son image, elle doit accepter ce que les pays riches ont fini par admettre : annuler des dettes africaines. Or, jusqu’à présent, Pékin n’annule pas les dettes des pays africains en détresse : il lui arrive de les «oublier» provisoirement contre la souscription de nouveaux prêts dont les taux d’intérêt sont supérieurs à ceux de la Banque mondiale. Dans cette perspective, les autres États créanciers craignent que les dettes qu’ils effacent ne bénéficient indirectement à la Chine.

L’Afrique doit sortir de l’impasse

Pourtant, cette annulation est amplement justifiée et légitime pour plusieurs raisons. D’abord à cause de l’urgence de mobiliser d’importantes ressources financières pour sauver des milliers voire des millions de vies et faire face aux conséquences économiques et sociales de la pandémie. Ensuite, au regard du faible pourcentage qu’elle représente par rapport aux plans adoptés par les divers pays du G20. La dette africaine représente, par exemple, un peu moins de 17 % du plan de riposte des États-Unis (2 200 milliards USD) et le service de la dette, estimé à quelque 50 milliards USD en 2020, à 2,3 % du plan américain.

Une fois de plus, l’Afrique risque de réaliser qu’elle ne peut compter sur la communauté internationale pour voler à son secours. C’est pourquoi cette période de bouleversement mondial doit être propice à une profonde introspection des dirigeants africains. Faut-il continuer dans les voies suivies jusque-là ou bien faut-il un changement radical de cap ? Faut-il laisser les acteurs extérieurs – pays et institutions – continuer à dicter les politiques de développement de l’Afrique ou bien faut-il que celle-ci ait en-fin le courage et la lucidité de prendre son destin en main, comme l’y invite le Roi du Maroc? Ainsi, au-delà des changements majeurs à court terme dans les orientations et le financement des politiques publiques, l’Afrique doit surtout engager une réflexion approfondie et sans complaisance sur la voie à suivre pour sortir de l’impasse. Pour cela, il lui faudra tenir compte de deux éléments :

▪ Le premier est de comprendre que la crise sanitaire a sonné le glas du capitalisme financier tel que nous l’avons connu, comme déjà la crise financière de 2008 avait sonné le glas du fondamentalisme de marché. Partout dans le monde, on constate un certain retour de l’État dans la gestion des affaires. C’est pourquoi l’Afrique doit avoir le courage de rompre avec les politiques libérales préconisées par la Banque mondiale, le FMI ou encore l’Organisation mondiale du commerce.

▪ La deuxième condition est que dirigeants et décideurs africains doivent comprendre enfin que le temps est venu pour l’Afrique de réfléchir, par elle-même, à son propre modèle de développement et mettre fin à l’acceptation de ceux conçus de l’extérieur pour elle et qui l’ont menée au bord du gouffre. Comme, au Maroc, il y a 20 ans, lorsque Mohammed VI avait initié une vision d’avenir pour son pays.