En septembre 2023, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont franchi une étape politique majeure en créant l’Alliance des États du Sahel (AES). Quelques mois plus tard, en janvier 2024, ils annonçaient leur retrait de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Peu après, le 11 février 2024, le président de la République nigérienne, le général Tiani, déclarait le lancement d’une réflexion sur la sortie de la Zone franc et la création d’une monnaie commune. Cette initiative vise, selon lui, à restaurer une « souveraineté totale » et à rompre définitivement avec une situation perçue comme un legs postcolonial désavantageux.
Si le projet de monnaie commune est animé par une forte dimension politique, il s’inscrit également dans une réalité économique partagée par les trois pays de l’AES : des structures économiques similaires, marquées par une forte croissance démographique, une dépendance à l’agriculture, à l’élevage et aux ressources minières (or, uranium, pétrole), ainsi qu’un enclavement géographique. Cette homogénéité économique rend la création d’une zone monétaire plus cohérente que celle de CEDEAO, plus hétérogène.
Mais cette relative convergence ne gomme pas les disparités macroéconomiques. Les déficits budgétaires restent élevés : 7,2 % du PIB pour le Burkina Faso, 4,8 % pour le Mali et 6,8 % pour le Niger en 2022. Les déficits courants atteignent respectivement 6,2 %, 6,9 % et 14,4 %. Ces déséquilibres posent la question de la crédibilité et de la stabilité d’une future monnaie, notamment face au risque d’inflation et de dépréciation.
Qui garantira la monnaie de l’AES ?
L’une des interrogations majeures, qui persiste en filigrane de tout ce projet, concerne le soutien extérieur potentiel à cette monnaie. Le départ de la Zone franc signifierait la fin du lien avec le Trésor français et la BCEAO, qui assurent aujourd’hui la stabilité du franc CFA. Cette garantie disparaissant, la crédibilité d’une monnaie nouvelle reposera en grande partie sur la solidité des institutions monétaires à créer, la discipline budgétaire des États membres… et un éventuel appui international. Mais de qui pourrait-il venir ?
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L’Union européenne, partenaire traditionnel, semble désormais peu disposée à appuyer un projet né dans un contexte de rupture politique, surtout après les tensions entre les gouvernements de transition et plusieurs capitales européennes. Le soutien de la France, historiquement lié à la Zone franc, est quant à lui exclu dans le discours politique actuel de l’AES.
La Russie, qui a récemment renforcé ses liens avec ces pays via des partenariats sécuritaires, pourrait-elle jouer un rôle ? Pour l’heure, aucune indication ne laisse penser que Moscou est prête à garantir ou soutenir une monnaie étrangère, encore moins à l’échelle régionale. De même, la Chine, bien que très présente en Afrique, montre une certaine prudence. Ses investissements récents sont plus sélectifs, et elle ne détient qu’une part très réduite de la dette publique de ces trois pays : 3 % pour le Burkina Faso, 4 % pour le Niger, et 9 % pour le Mali en 2022. Un effacement de dette ou un appui monétaire chinois n’auraient donc qu’un effet limité, et rien n’indique une volonté de Pékin de se porter garant d’une monnaie sahélienne.
Dans ce contexte, l’AES devra probablement compter sur ses propres ressources. Or, la faiblesse des réserves de change, notamment pour le Burkina et le Mali, le recours impossible aux eurobonds en raison du risque pays élevé, et la probable fin des financements de la BOAD, rendent cette perspective incertaine. Le Niger pourrait bénéficier d’un léger avantage grâce à ses futures exportations pétrolières, mais cela reste insuffisant pour garantir une monnaie régionale à long terme.
Risques bancaires et impacts commerciaux
La perte d’accès aux marchés de titres publics de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) priverait les États sahéliens d’un financement important à des taux relativement avantageux. Le système bancaire, déjà sous pression, pourrait subir un resserrement de la liquidité. Sans accès à un marché interbancaire profond, et sans une banque centrale forte, les banques des pays de l’AES pourraient limiter leur octroi de crédits, affectant encore davantage les entreprises locales.
Sur le plan commercial, la sortie de l’UEMOA et la création d’une nouvelle monnaie pourraient entraîner une hausse des coûts d’échange avec les pays côtiers, comme la Côte d’Ivoire ou le Sénégal, principaux fournisseurs des pays de l’AES. Les nouvelles barrières tarifaires, ajoutées à la volatilité d’une nouvelle monnaie, pourraient affaiblir des échanges déjà limités.
En résumé, si la création d’une monnaie commune au Sahel peut apparaître comme un outil de souveraineté régionale, elle se heurte à d’importantes contraintes économiques, institutionnelles et géopolitiques. La principale question reste sans réponse : dans un contexte de rupture avec les institutions régionales et internationales traditionnelles, qui soutiendra cette monnaie ? Et comment garantir sa stabilité sans ancrage extérieur, sans réserves suffisantes ? Ces interrogations structurent le débat autour d’un projet à la fois audacieux et fragile.