Confrontée au Covid-19, l’Afrique doit aussi pouvoir faire confiance à l’Afrique

Afrique

Par Brahim Fassi Fihri : Président de l’Institut Amadeus

«L’Afrique doit faire confiance à l’Afrique». Ce sont les mots de SM le Roi Mohammed VI, prononcés à Abidjan, en avril 2014, et qui ont, depuis, façonné la doctrine marocaine en Afrique, pour faire du Royaume un acteur incontournable de la coopération multidimensionnelle africaine. Le choix du Maroc de mettre l’Afrique au cœur de sa politique extérieure, n’est ni une lubie, ni même une option, mais bel et bien une réalité, érigée en orientation stratégique irréversible. Cette expression du Souverain, quoique relativement ancienne, raisonne fortement en cette période de pandémie, au moment où le continent africain est, pour le moment, essentiellement sur le papier, au centre des préoccupations de la communauté internationale, elle-même confrontée à la dure réalité de la crise sanitaire et de la récession qui l’accompagne. La difficulté réelle des pays africains à surmonter la double crise sanitaire et économique inhérentes au Covid-19 impose, bien entendu, une réponse globale et multilatérale, mais pas seulement, puisqu’une réponse intraafricaine, propre à notre continent et portée collectivement par les pays africains est tout autant indispensable.

Avec près de 119.391 cas confirmés, 46.418 guérisons et 3589 décès, au 26 mai, l’évolution épidémique en Afrique n’est pas pour le moment catastrophique, faisant du continent l’une des régions du Monde les moins touchées sur le plan sanitaire. Pourtant, le risque de détérioration de la situation est réel, du fait, à la fois, de la faiblesse des systèmes de santé et de la complexité, dans certains pays, de mettre en œuvre des mesures de distanciation sociales strictes. En attendant une possible dégradation sanitaire, au moment où de nombreux experts prédisent que l’Afrique sera le «dernier épicentre» de cette pandémie, le continent, à l’heure de la récession globale, est déjà très fortement impacté sur le plan économique et social. Explosion du chômage, pertes de revenus dans le secteur informel, risques de croissance négative, baisse des prix des matières premières, chute des exportations, interruption des chaînes d’approvisionnement, baisse des réserves de devises, absence d’activités touristiques, fortes diminutions des transferts de la diaspora ou encore accroissement des risques de pénuries alimentaires ; sont les principaux écueils d’une crise systémique qui touche le continent africain de plein fouet.

Plus que jamais, l’Afrique, qui a l’habitude d’être confrontée à de graves crises sanitaires, doit être fortement, mais surtout efficacement, accompagnée et soutenue dans son combat contre ce fléau. Dans un Monde globalisé, et en l’absence de vaccin, laisser courir la pandémie et laisser l’Afrique – qui est, quoi qu’on en pense l’un des principaux acteurs de l’interdépendance des échanges humains et économiques – livrée à son sort, reviendrait pour les principales puissances économiques mondiales, aujourd’hui fortement ébranlées par le Covid-19 mais qui tentent d’amorcer laborieusement le délicat tournant du déconfinement, à accepter, face aux risques potentiels de rebond des cas positifs, un probable «effet boomerang» venu d’Afrique.

Aider son voisin, c’est s’aider soi-même

Au moment où l’intérêt national de sécurité sanitaire et de sauvegarde de l’économie ne peut être remis en cause, la solidarité internationale devrait pleinement faire partie de l’arsenal de riposte pour affronter efficacement cette pandémie et ses conséquences dramatiques. J’ai eu l’occasion de le dire précédemment, aider l’Afrique, c’est aussi s’aider soi-même, non pas par excès d’altruisme mais essentiellement par esprit de réalisme, y compris pour les pays africains eux-mêmes, qui par analogie en aidant leurs voisins s’aident également eux-mêmes. Autant il est indispensable de pouvoir compter sur une solidarité internationale vis-à-vis de l’Afrique, autant livrer le continent à la seule fatalité de la dépendance de l’aide et du soutien de l’étranger, qui mettra du temps à se mettre en place, serait une grave erreur. La dynamique de développement, qui va de pair avec la croissance économique, enregistrées dans de nombreux pays africains ces dix dernières années, nous démontrent une certaine capacité propre à ces Etats de sur-passer les difficultés. L’Afrique a démontré tout au long de ces dernières années qu’elle n’était pas forcément condamnée aux certitudes du sous-développement. De la même manière l’Afrique, nous l’avons vu, toujours aussi aisément victime de raccourcis faciles ou de condescendance tendancieuse, n’est pas pour autant condamnée à être la victime collatérale, voire expiatoire, du Covid-19. Malgré l’ampleur des difficultés et des réalités de la crise, qui structurellement se renforcent du fait de l’importance de certaines vulnérabilités quasi systémiques du continent, l’Afrique en a vu d’autres et a toujours su, certes non sans mal, se relever et repartir.

Dès le début de cette crise, l’Union Africaine (UA) a proposé, à travers son Centre africain de Contrôle et de Prévention des Maladies (CDC) et en coordination avec l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), une stratégie de riposte afro-africaine et afro-centrée. Elle a également mis en place un fonds dédié et un dispositif de mobilisation de financements internationaux. La réponse collective et l’approche concertée entre pays africains sont vertueuses et indispensables. Les mécanismes de l’UA devraient, cependant, être davantage renforcés et enrichis par d’autres initiatives intra-africaines, plus opérationnelles et plus concrètes. Des solutions d’indépendance du continent dans l’interdépendance globale, y compris dans la riposte, doivent être fortement encouragées.

Matérialiser la riposte intra-africaine au Covid-19

La Vision de SM le Roi Mohammed VI pour le continent pourrait se résumer ainsi : l’Afrique est un continent digne et indépendant, qui assume pleinement ses difficultés et ses complexités. De fait, l’Afrique doit pouvoir œuvrer dans un esprit de concertation et de solidarité pour initier des solutions africaines aux problèmes du continent. C’est donc cette Vision qui a poussé le Souverain, au moment où la réponse multidimensionnelle et résolument volontariste du Maroc face au Covid-19 est érigée en modèle, à proposer une initiative «pragmatique et orientée vers l’action» pour l’Afrique et par l’Afrique. Elle devrait être par nature complémentaire aux mécanismes portés par l’UA, illustrant ainsi parfaitement l’adage africain «tout seul on va plus vite, ensemble, on va plus loin».

En attendant que le design du soutien multilatéral au combat de l’Afrique contre le fléau du Covid-19 soit arrêté, il ne faudrait pas sous-estimer les capacités immédiates de réponse d’une Afrique unie et solidaire. Les possibilités sont nombreuses. Les actions ciblées tout autant. Les quelques propositions suivantes, du fait de leur nature concrète et opérationnelle, pourraient s’ajouter à une réponse beaucoup plus globale :
► Définir les bonnes pratiques sanitaires dans un contexte africain et favoriser le partage d’expériences concrètes afin de limiter les risques de propagation du virus, tout en prenant en compte les difficultés de mise en œuvre dans certains pays de mécanismes strictes de distanciation sociale. Cet échange d’expérience et cette concertation devraient être également élargies à la réflexion autour des meilleurs moyens d’accompagner financièrement et de soutenir socialement les populations les plus impactées par la crise économique;
► Favoriser l’export prioritaire et systématique vers les pays africains d’équipements médicaux, de médicaments, de masques bavettes, de gels hydroalcooliques, de respirateurs et de tests produits sur le continent, dès lors que l’autosuffisance du pays producteur est assurée. Cette mesure permettra d’éviter que l’Afrique, continent aujourd’hui le moins touché sur le plan sanitaire, soit en retrait dans le carnet de commandes mondial de ces produits ;
► De la même manière, favoriser l’export prioritaire et systématique de denrées alimentaires, produites ou cultivées sur le continent, mais aussi des fertiliseurs, dès lors que l’autosuffisance du pays producteur est assurée. Renforcer également les coopérations techniques en matière agricole ;

– Faciliter le financement de projets et renforcer la coopération technique en vue d’améliorer l’accès à l’eau potable, prérequis indispensable pour favoriser les gestes barrières ;
► Engager la transformation provisoire de la configuration « passagers » vers la configuration «fret» d’une partie de la flotte des compagnies aériennes africaines, notamment Royal Air Maroc, première compagnie en Afrique de l’Ouest. Cette transformation, déjà engagée par Ethiopian Airlines, principale compagnie aérienne du continent, permettra d’assurer la livraison des produits sanitaires et alimentaires vers les pays africains, tout en permettant également aux compagnies de faire redécoller leurs avions, aujourd’hui cloués au sol en l’absence de passagers ;
► Renforcer le rôle du CDC de l’UA et créer des CDC régionaux liés aux organisations sous-régionales, dans le but d’améliorer le monitoring et rendre la riposte plus efficace. En l’absence de vaccin et de traitement, les règles sanitaires sont adaptées aux résultats et à l’évolution épidémiologique. A situation évolutive, riposte évolutive. A situation différenciée, réponse différenciée. L’Afrique n’étant pas un bloc monolithique, les CDC régionaux pourront ainsi réévaluer les actions à mettre en place par région, selon les besoins spécifiques de chaque pays ;
► Evaluer la part de la subvention américaine à l’OMS qui revient aux actions africaines de cette organisation et plaider auprès des responsables américains pour que ce montant soit alloué au CDC, afin que l’Afrique ne soit pas pénalisée par la décision politique des Etats-Unis de suspendre leur contribution annuelle à l’OMS, évaluée à près de 500 millions de dollars ;

► Concentrer les efforts sur un moratoire du remboursement de la dette africaine et sur la suppression des intérêts, plutôt que sur son annulation qui risquerait de porter préjudice à la solvabilité du continent. La dette africaine est estimée à 236 milliards de dollars, dont près de 145 milliards vis-à-vis de la Chine. En 2020, les Etats africains sont confrontés à une échéance de remboursement de près de 8 milliards. Les taux d’intérêts pour l’Afrique sont en moyenne de 7% alors que de nombreux Etats empruntent à taux 0 ou à taux négatif. L’annulation pure et simple de la dette, réflexe d’un autre temps qui n’a d’ailleurs pas servi les économies africaines, aura comme conséquence première de faire des pays africains des Etats faillis face à leur responsabilité de remboursement. Ce qui ne manquera pas d’impacter encore plus à la hausse des taux d’intérêts déjà très élevés et abaissera dangereusement les notes souveraines des Etats africains, qui devront de toutes les façons continuer à emprunter massivement ;
► Répertorier, optimiser, harmoniser et multiplier les collaborations africaines en matière d’innovation et de recherche-développement en vue de soutenir la production par des startups africaines de solutions innovantes permettant de favoriser la prévention, la protection, les gestes barrières et la distanciation sociale. Un fonds dédié, financé par la Banque Africaine de Développement (BAD), devrait être créé afin de financer ces startups dans la production de solution innovantes, 100% africaines ;
► Régulariser les migrants africains actuellement en situation irrégulière et dans le cas du Maroc leur permettre de bénéficier des aides financières, provenant du fonds Covid-19, accordées aux ménages dont les revenus sont issus du secteur informel ;
► Travailler à la définition d’un nouveau Modèle de développement économique et industriel africain post-Covid, qui doit pouvoir garantir l’autonomie stratégique du continent tout en permettant la création d’emplois stables et la diversification des économies africaines, encore trop dépendantes des transferts de la diaspora, de l’exportation des matières premières et des recettes douanières.

L’ensemble de ces propositions, non-exhaustives, visent à améliorer la riposte du continent à travers le renforcement de sa capacité à agir immédiatement par lui-même et pour lui-même. Cette réponse intra-africaine est essentielle pour un continent qui doit se prendre en main, mais qui doit aussi pouvoir agir, de concert entre pays africains, afin de sensibiliser et de mobiliser la communauté internationale en faveur d’un soutien indispensable à l’Afrique, pour engager la mise à niveau de ses différents systèmes de santé et pour injecter massivement des liquidités dans ses différentes économies. Paul Valérie disait que «nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie». Le Covid-19, plus que toute autre crise, vient lui donner inexorablement raison. Le nouveau Coronavirus a fait vaciller tous les paradigmes et même ceux jadis présentés comme des totems, des vérités indiscutables. Le Covid-19 vient aussi nous rappeler que nous sommes, in fine, tous membres d’une même communauté de destin, qui présente les mêmes fragilités, même si elles sont plus perceptibles dans des pays moins avancés. C’est donc ensemble que le Monde devra s’armer pour combattre définitivement le mal.

D’abord timide, voire inexistant, le principe de solidarité internationale commence, de plus en plus, à avoir droit au chapitre, même si la priorité du moment reste, bien naturellement, nationale. L’Afrique aura besoin de mobiliser, selon la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), au moins 300 milliards de dollars pour affronter la double crise sanitaire et économique. L’Afrique est donc tributaire de la solidarité internationale, mais pas seulement. Pour affronter efficacement le Covid-19 et préparer au mieux la relance de son économie, une réponse intra-africaine s’impose. Plus que jamais, face à l’adversité, l’Afrique doit pouvoir aussi faire confiance à l’Afrique !